La place du silence au Japon
Le grand Tokyo : une ville de 37 millions d'habitants parfois bien silencieuse
Depuis ma rencontre avec Tokyo, il y a quelque chose qui m'a frappé : la présence du silence qui règne parfois dans cette mégalopole de 37 millions d'habitants. Malgré sa réputation de mégalopole trépidante, Tokyo surprend par ses moments de calme et de sérénité. Cette ville immense parvient à maintenir un équilibre remarquable entre effervescence urbaine et tranquillité.
Shibuya : deux visages d'un même quartier
Si vous ne connaissez pas encore ce quartier, vous avez forcément déjà entendu parler de son célèbre carrefour, le fameux Shibuya Crossing que plus de 2,4 millions de personnes traversent chaque jour. Oui, 2,4 millions. Soit près de 2 fois la population du Grand Lyon en une journée. Pourquoi parler de silence dans un tel contexte ?
Ce qui frappe immédiatement, c'est le contraste saisissant entre cette foule immense et l'absence relative de bruit de circulation. Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer pour un carrefour aussi fréquenté, les voitures n'y sont pas en surnombre. La majorité des rues adjacentes sont piétonnes, et la circulation automobile n'est pas si dense comparé à une circulation Lyonnaise par exemple. Cette organisation urbaine unique crée une atmosphère particulière où le brouhaha habituel des grandes villes - klaxons, moteurs, sirènes - est relativement absent (pas inexistant pour autant même si c'est vrai que les klaxons sont rares ; vraiment rares).
Shibuya incarne parfaitement ce contraste entre agitation et silence qui caractérise Tokyo. En journée et en début de soirée, c'est l'effervescence : des milliers de personnes traversent son célèbre carrefour, les écrans géants diffusent leur musique, et les rues débordent d'énergie. Oui, il y a du bruit et on est loin du silence absolu, mais l'atmosphère n'est pas celle que l'on pourrait imaginer pleine de bousculades, d'anxiétés et de stress. Je n'ai jamais eu le sentiment de devoir faire attention à ma propre sécurité dans un tel contexte, ne serait-ce que par précaution.
Mais Shibuya est grand et il vous suffira de marcher quelques minutes pour quitter la foule et retrouver un peu de calme dans des rues adjacentes.
Une rue piétonne à Shibuya à 3 minutes du crossing
Miyashita Park à 5 minutes du crossing
D'ailleurs, en à peine 10 minutes de marche en direction d'Omotesando par exemple vous pourriez vous retrouver dans des rues presque désertes : à se demander finalement si vous êtes si proche de Shibuya.
Puis, aux alentours de minuit, le quartier se métamorphose à l'approche du dernier train. Les rues animées se vident progressivement et un calme surprenant s'installe. Seuls quelques noctambules et fêtards persistent, mais même leurs voix semblent étouffées par le silence qui enveloppe désormais ce quartier habituellement si vivant. C'est comme si la ville reprenait son souffle, préparant déjà le tourbillon du lendemain car oui, à Shibuya, c'est comme ça tous les jours.
Le train
Le train de Tokyo, l'un des plus fréquentés au monde, est paradoxalement un lieu où règne un silence presque religieux. Les wagons bondés sont étonnamment calmes : pas de conversations téléphoniques, peu d'échanges verbaux, et des annonces sonores discrètes. Les voyageurs, absorbés par leurs smartphones ou simplement perdus dans leurs pensées, respectent tacitement cette règle non écrite du silence.
Cette atmosphère particulière reflète parfaitement la considération japonaise pour l'espace collectif et le respect d'autrui. Les écouteurs sont systématiquement utilisés pour écouter de la musique, et les conversations, quand elles ont lieu, se font à voix plutôt basse. Vous serez rarement dérangé par des conversations à voix haute. Vous pourrez également y contempler des personnes en train de dormir littéralement. Si vous êtes assis, vous prêterez peut-être votre épaule à un inconnu qui se serait endormi.
Les rues de Tokyo
En dehors des grandes artères, les rues de Tokyo offrent un contraste saisissant. Dans les quartiers résidentiels, le calme est préservé comme un bien précieux. Les ruelles traditionnelles sont particulièrement représentatives de cette culture du silence urbain. Bordées de petits jardins et de maisons traditionnelles, elles créent des havres de paix au coeur même de la ville. Les habitants y circulent discrètement, et les conversations s'y font naturellement plus feutrées.
La culture du silence au Japon
Dans la culture occidentale, le silence est souvent perçu comme un moment de malaise, un vide à combler. Pourtant, au Japon, il représente bien plus qu'une simple absence de bruit : c'est un semblant d'art.
Le concept de "ma" (間) illustre parfaitement cette différence culturelle. Ce terme japonais, difficile à traduire littéralement, désigne l'espace entre les choses, la pause significative qui donne du sens au reste. Dans une conversation, ces moments de silence ne sont pas des accidents de parcours, mais des éléments essentiels qui rythment l'échange, comme une respiration naturelle. Vous pourriez le ressentir au moment de l'apprentissage de la langue notamment avec les particules comme pour dire "et" (と : "to") :
"Je voudrais un Americano et un café s'il vous plait" (アメリカーノとコーヒーください) ; vous marquerez un léger temps de pause sur le と.
Cette sensibilité particulière au silence se retrouve dans de nombreux aspects de la vie quotidienne. La méditation zen, par exemple, fait du silence un outil de contemplation et d'éveil spirituel. La cérémonie du thé, avec ses moments de pause calculés, transforme le silence en un art aussi précieux que les gestes rituels eux-mêmes. Dans les relations sociales, le non-dit devient souvent plus éloquent que les paroles, créant une forme de communication subtile et profonde même si c'est parfois difficile à appréhender pour un occidental (la fameuse lecture entre les lignes).
Ce rapport au silence contraste fortement avec notre approche occidentale. Là où nous percevons souvent un moment embarrassant, un manque à combler ou même un signe de désaccord, les Japonais semblent y voir une forme de respect et d'harmonie. Le silence leur permet de digérer l'information reçue, de montrer leur attention à l'autre, et parfois même de renforcer les liens sociaux sans avoir besoin de mots. C'est par ailleurs une grande qualité d'orateur de savoir utiliser le silence lorsque vous prenez la parole en public.
Le silence au Japon nous invite ainsi à repenser notre rapport au vide. Il nous rappelle que la richesse d'un moment ne se mesure pas au volume sonore qui l'accompagne, mais plutôt à sa capacité à nous faire ressentir, réfléchir et grandir. Ce n'est pas la simple absence de bruit qui compte, mais la qualité de présence et l'atmosphère particulière qui émergent de ces moments de quiétude. Dans une société où nous sommes de plus en plus exposés au bruit, cette perception du silence nous invite à réfléchir sur notre propre rapport au calme. Nous pouvons redécouvrir les bienfaits de ces moments de tranquillité, certes, dans la nature, mais aussi au détour d'une rue dont on aurait pas imaginé qu'elle puisse dégager une atmosphère de sérénité. Finalement, Shibuya n'est peut-être pas si bruyant qu'on puisse se l'imaginer.